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Alexandre Dumas: Histoire d'un mort racontée par lui-même

Written By robi on Monday, 31 December 2012 | 07:05



     Un soir de décembre, nous étions trois dans l'atelier d'un peintre ; il faisait un temps sombre et froid, et la pluie battait les vitres de son bruit continuel et monotone.
     L'atelier était immense et faiblement éclairé par la lueur d'un poêle, autour duquel nous étions groupés.
     Quoique nous fussions tous jeunes et gais, la conversation avait pris, malgré nous, un reflet de cette soirée triste, et les paroles joyeuses avaient été vite épuisées.
     L'un de nous irritait sans cesse une belle flamme de punch bleue, qui jetait sur tous les objets environnants une clarté fantastique ; les grandes ébauches, les christs, les bacchantes, les madones, semblaient se mouvoir et danser contre les murs comme de grands cadavres, confondus dans le même ton verdâtre. Cette vaste salle, rayonnante, dans le jour, des créations du peintre, étoilée de ses rêves, avait pris, ce soir-là, dans l'obscurité, un caractère étrange.
     Chaque fois que la cuiller d'argent retombait dans le bol plein de la liqueur allumée, les objets se dessinaient sur les murailles avec des formes inconnues, avec des teintes inouïes, depuis les vieux prophètes à la barbe blanche jusqu'à ces caricatures dont les murs des ateliers se peuplent, et qui semblaient une armée de démons comme on en voit en rêve, ou comme en groupait Goya. Enfin, le calme brumeux et frais du dehors complétait le fantastique du dedans.
     Ajoutez à cela que, chaque fois que nous nous regardions à cette clarté d'un moment, nous nous apparaissions avec des figures d'un gris vert, les yeux fixes et luisants comme des escarboucles, les lèvres pâles et les joues creuses ; mais ce qu'il y avait de plus affreux, c'était un masque en plâtre, moulé sur un de nos amis mort depuis quelque temps ; lequel masque, accroché près de la fenêtre, recevait aux trois quarts le reflet du punch, ce qui lui donnait une physionomie étrangement railleuse.
     Tout le monde a subi comme nous l'influence des salles vastes et ténébreuses, comme les dépeint Hoffmann, comme les peint Rembrandt ; tout le monde a éprouvé, au moins une fois, de ces peurs
sans cause, de ces fièvres spontanées, à la vue d'objets à qui le rayon blafard de la lune ou la lumière douteuse d'une lampe prêtent une forme mystérieuse ; tout le monde s'est trouvé dans une chambre
grande et sombre, à côté de quelque ami, écoutant quelque conte invraisemblable, éprouvant cette terreur secrète que l'on peut faire cesser tout à coup en allumant une lampe ou en causant d'autre chose : ce qu'on se garde bien de faire, tant notre pauvre coeur a besoin d'émotions, qu'elles soient vraies ou fausses.

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